D’un conflit à l’autre : papeterie Chapelle Darblay

mis en ligne le 11 février 2015
1765PapierOui, je sais, l’époque n’est pas trop à évoquer les conflits sociaux. Après ces semaines de pseudo-unité nationale, après les péripéties des bureaucrates de la CGT, après les applications sans réelles contestations de la politique du Medef par lois Macron interposées, le social n’a pas le vent en poupe et semble passé de mode.
Faut dire que les salariés semblent avoir oublié le chemin des luttes, grèves et manifestations et qu’on voit plus souvent, les petits patrons et les professions libérales dans les rues. Les salariés font le dos rond en souhaitant que les coups tombent à côté. Et ce ne sont pas les quelques appels foireux à des journées d’action perdues d’avance qui les motiveront.
Alors, parler de boîtes en lutte c’est un peu aller à contre-courant, mais c’est surtout montrer que rien n’est perdu.
Ça se passe à Grand-Couronne, banlieue industrielle rouennaise, juste en face de l’ancienne raffinerie Petroplus. En novembre dernier, les salariés de la papeterie UPM (que tout le monde, dans la région continue d’appeler Chapelle Darblay) ont appris lors d’un CCE extraordinaire que leur entreprise restructurait ses sites européens et que 196 emplois (sur 380) sautaient des effectifs de l’usine. Cette papeterie fournit une grande partie du papier journal utilisé par les quotidiens régionaux et nationaux.
La réaction ne s’est pas fait attendre : grèves, assemblées générales, occupations de péages, interventions musclées lors de la réunion du conseil régional, occupation du siège parisien, étalage de tonnes de papier dans les rues rouennaises, etc.
Le 28 janvier dernier, prétextant les négociations annuelles obligatoires, les papetiers se sont mis de nouveau en grève. Les cadres dirigeants refusant de négocier, les portes de l’usine ont été bloquées, des rouleaux de papier servant de barricades et empêchant les flics de rentrer et la direction de sortir. Cette dernière a d’ailleurs été gardée toute la nuit. À 7 heures du matin, les négociations aboutissaient à des primes conséquentes, même si ce n’est jamais à la hauteur des désirs et des enjeux.
D’autres actions sont en préparation, jusqu’à l’application effective du plan de restructuration en avril.
Les salariés de la papeterie Chapelle Darblay sont très motivés et semblent déterminés. Outre la question du salaire et des moyens pour vivre, leur motivation est liée à plusieurs facteurs. Le premier, c’est qu’ils ont participé au long conflit de Petroplus : ils n’ont pas envie de tomber dans les travers médiatiques et politiques dans lesquels les raffineurs (et la CGT) s’étaient enfermés. Le second, c’est que la papeterie à une longue histoire de luttes. Même si ceux qui y travaillent aujourd’hui n’ont pas connu cette époque, la Chapelle Darblay a secoué l’histoire sociale de la région rouennaise il y a plus de trente ans. Même Le Monde libertaire, à l’époque, s’en était fait largement l’écho.
En 1983, suite à une reprise du groupe par la firme hollandaise Parenco, la papeterie devait fermer ses portes, avec la bénédiction de Laurent Fabius, député local et alors Premier ministre de Mitterrand.
Cette année-là, l’été fut très chaud et très mouvementé. Fin août, dès l’annonce des suppressions d’emplois, l’usine fut occupée et le conflit dura trois mois. Un élan de solidarité incroyable se fit dans la région. Les salariés continuèrent à faire tourner les machines pour livrer un papier « 100 % made in ouvrier » que des journaux comme Le Monde, L’Huma, France-Soir et d’autres achetèrent en soutien, permettant de constituer une caisse de grève. Cela donna aussi lieu à des actions de réappropriation de kaolin pour blanchir la pâte à papier ; de détournements de camions et de barges de fuel pour faire tourner les machines ; les paies étant bloquées, le Crédit lyonnais fut pris d’assaut ; sans compter toutes les manifestations, opérations ville morte, etc.
Le 17 octobre, un commando cagoulé s’attaqua directement au piquet de grève et le gouvernement socialiste fit intervenir les flics pour que les patrons reprennent le contrôle de la papeterie. Ce furent les jaunes qui firent tourner les machines avec les CRS pour les protéger.
La 5 décembre, la reprise du travail fut votée. Fabius avait plié et les 985 emplois étaient sauvegardés.
Depuis, la papeterie s’est quand même restructurée, mais en mode « pas de vague », en organisant des plans de départs en préretraite, par exemple. La papeterie n’utilise plus de bois pour fabriquer le papier, mais emploie à 100 % le papier recyclé de toute la région Nord et Ouest. Cette fois, le patron, prétextant la concurrence du numérique, veut ne garder que la fabrication du papier journal et se défaire du papier couché pour les magazines, ce qui ne représente que 30 % de la fabrication de la papeterie.
Les grévistes proposent de changer la fabrication et de produire du papier kraft à la place (ce papier ayant le vent en poupe avec le développement du commerce via Internet), ou la préemption de leur usine par la région.
Voilà où on en est. Des assemblées générales continuent à se tenir, la recherche de moyens d’action plus efficaces étant à l’ordre du jour. Le 17 février prochain, avec le soutien de l’UD CGT, des syndiqués du Livre et des dockers il est prévu de bloquer Rouen. À suivre, donc.