Aventures d’un Parisien en Chine maoïste

mis en ligne le 2 avril 2015

Le lecteur de Douceur de l'aube − édité par L'Insomniaque en 2015 − est très vite happé par le rythme du récit de ce Parisien de 23 ans qui, en 1964, partit enseigner le français à des étudiants chinois. La France et la Chine venaient d'établir des relations diplomatiques. Avec quelques condisciples, Hervé Denès arriva à l'Université de Nankin où il restera jusqu'en septembre 1966 au début de la Révolution culturelle.
Dans le but d'épurer le parti, Mao avait appelé les gardes rouges à faire « feu sur le quartier général ». On le sait aujourd'hui, cette manipulation de masse aboutit à la prise du pouvoir par l'armée après des affrontements qui firent des millions de morts. Les jeunes gardes rouges rebelles qui avaient pris au mot les incitations du Grand Timonier finirent par mettre en danger l'existence du parti et furent alors particulièrement réprimés 1. Comme certains de ses camarades, l'auteur pressentit cette situation aux tenants et aboutissants, à l'époque, peu clairs. Il en décrit des épisodes qui éclairent les luttes de pouvoir, la manipulation des étudiants et les conséquences terribles pour la vie du peuple. Puis, les événements le forcent à se réfugier à Hongkong, place de choix pour observateurs, sinologues et agents des services occidentaux.
Ce qui frappe, c'est la clairvoyance de ces quelques jeunes enseignants résolument réfractaires à la pensée maoïste. « Pour, écrit Hervé Denès, avoir côtoyé quelques radicaux lucides, familiers des idées de Socialisme ou Barbarie et de l'Internationale situationniste, j'étais prévenu contre le régime – à l'époque nous disions "stalinien" – qui régnait à Pékin. »
Dès leur arrivée en Chine, l'auteur et ses condisciples furent confrontés à la réalité politique, aux privilèges de la nouvelle classe dirigeante, à l'égalitarisme de façade distillé aux visiteurs qui cachait mal une arrogance féroce. Omniprésentes étaient les tracasseries bureaucratiques, les surveillances en tout genre, tout particulièrement celles des esprits paralysés par la peur. Ce monde grouillait de commissaires politiques, de comités de quartier à l'esprit policier et d'informateurs divers. L'université, ces jeunes la découvraient comme une « caserne servant à formater les esprits des étudiants appelés à devenir les cadres du régime ». Mais, le plus insupportable, ce fut la volonté de séparer les « amis étrangers » – « ennemis » potentiels, « agents de l'impérialisme occidental » – du peuple chinois ; partager la vie quotidienne de ce dernier se révéla impossible ; le mécontentement s'installa alors dans la communauté d'expatriés et suscita quelques actes d'insoumission.
Stimulé par sa passion de la Chine et de son peuple, l'auteur s'est efforcé de briser l'interdit officiel, obligé quelquefois de rebrousser chemin afin de ne pas porter tort aux personnes qu'il rencontrait. Quittant les lieux assignés, l'auteur faisait le mur, la nuit, à la découverte de quartiers populaires où jamais ne s'aventuraient les « étrangers », des endroits improbables où les langues se déliaient. C'est ainsi qu'il découvrit que « sous la chape de terreur qui écrasait le pays, des êtres humains existaient encore ».
La relation amoureuse que l'auteur noua avec une de ses élèves l'avait de fait rapproché de la société. Au point que son collègue, le situationniste René Viénet, poussé à un départ prématuré, l'encouragera à rester, justement parce qu'il était un des rares à avoir réussi à établir un contact fragile mais réel avec des Chinois.
Comment peut-on expliquer que cette « chape de terreur » n'ait pas été perçue par les autres enseignants et ceux qui commençaient à défiler dans cette Chine-là ? Conquis d'avance au mensonge bureaucratique, les visiteurs et coopérants de confession maoïste se firent donc traiter de « collabos » ou de « versaillais ». Aujourd'hui, il est de bon ton chez les anciens défenseurs du maoïsme de se référer aux travaux de Simon Leys. Comme si ce revirement pouvait les blanchir de leur aveuglement passé : « Nous étions tous maoïstes, et puis, Simon Leys nous a ouvert les yeux. »
Notons que les brillants ouvrages de Leys laissent de côté, du moins de façon explicite, l'analyse des rapports d'exploitation dans la société chinoise. Nuance bien arrangeante pour des esprits staliniens en quête de recyclage démocratique.
« Il y a prescription », écrit Jacques Pimpaneau dans sa préface. Les anciens maoïstes peuvent sans honte oublier le rôle qu'ils ont joué dans la diffusion du mensonge totalitaire. Prétendre aujourd'hui que « tout le monde » fut maoïste est une façon de diluer leur responsabilité. Ce récit montre que, dès le début des années 1960, la critique du totalitarisme chinois était possible.
Douceur de l'aube est un livre sur l'amour. Dans les sociétés totalitaires, plus que partout ailleurs, l'amour est appelé à se confronter au pouvoir car l'amour c'est la liberté. Ce récit se terminera par une tragédie ; et l'auteur reviendra de Chine porteur d'une expérience qui « demeurera une plaie jamais refermée », indissociable de son attachement à la société chinoise 2. Douceur de l'aube est un livre réparateur, un hommage à l'âme sœur, un livre émouvant, un beau livre.



 

1. Sur les récentes révisions historiques de la Révolution culturelle par les tendances néo-maoïstes locales, lire : http://cqfd-journal.org/De-quoi-la-Revolution-culturelle
2. Sous le pseudonyme de Hsi Hsuan-wou – du nom de famille de Douceur de l'aube –, Hervé Denès est le traducteur de plusieurs ouvrages, dont Révo. cul. dans la Chine pop. – Anthologie de la presse des gardes rouges (10/18, 1974). Signalons également : Bureaucratie, bagne et business (L'Insomniaque, 1997), China Blues, voyage au pays de l'harmonie précaire (Verticales, 2008) et Les mots qui font peur (L'Insomniaque, 2012).