Corriger le passé

mis en ligne le 30 avril 2015

1774PoniatowskaNé en 1932 à Paris d'un père prince polonais et d'une mère mexicaine d'ascendance française, Elena Poniatowska arrive au Mexique avec sa mère en 1941, fuyant l'Europe en guerre. Journaliste et romancière, elle figure aujourd'hui parmi les grands noms de la littérature d'Amérique latine et a obtenu en 2013 le prestigieux Prix Cervantès pour l'ensemble de son œuvre. Dans une bibliographie qui compte une trentaine de livres, de 1954 à nos jours, seuls cinq avaient été traduits en français jusqu'à présent – le premier, Vie de Jesusa, chez Gallimard, en 1980 ; le seul en poche étant Cher Diego, Quiela t'embrasse, chez Actes Sud, régulièrement réédité depuis 1993.

Le massacre du 2 octobre 1968
L'année 2014 a vu la traduction de deux autres ouvrages d'Elena Poniatowska qui permettent d'interroger le passé du siècle dernier. Le premier, La Nuit de Tlatelolco, est consacré au massacre des étudiants par l'armée le 2 octobre 1968 sur la place des Trois-Cultures à Mexico dans le quartier de Tlatelolco. Précédé d'une préface roborative de Joani Hocquenghem, complété par un glossaire et une chronologie des luttes sociales au Mexique entre 1958 et 1968, le livre comprend deux grandes parties (« Gagner la rue » ; « La nuit de Tlatelolco ») qui suivent un ordre chronologique et auraient sans doute gagné à être mieux précisées et subdivisées. L'ouvrage présente des centaines de témoignages recueillis à chaud sur cet événement majeur de l'histoire du Mexique de la seconde moitié du xxe siècle. Ils sont entrecoupés d'articles de la presse mexicaine et internationale, de slogans des manifestants, de textes d'écrivains mexicains comme Juan Rulfo ou José Rueveltas, ainsi que d'illustrations et de cahiers de photos qui font d'autant plus ressentir le caractère tragique des événements. Pour en saisir l'ampleur, rappelons simplement que le grand écrivain mexicain Octavio Paz, qui démissionna de son poste d'ambassadeur en Inde pour protester contre ce massacre d'État, évoque le chiffre probable de 325 morts à la suite d'une « enquête prudente » du journal anglais The Guardian, des centaines de blessés et deux mille arrestations avec leurs lots de tortures, de souffrances et d'humiliations.
On remarquera le silence, puis les calomnies, de la « grande presse » mexicaine et, trait bien caractéristique de notre temps, le fait qu'à quelques centaines de mètres des lieux du drame la vie continuait comme si de rien n'était. « On commence à comprendre ce qu'est un gouvernement, on réalise ce qu'il est vraiment quand il envoie ses tanks dans la rue. » Et qu'il fait tirer sur un rassemblement pacifique, aurait pu ajouter l'étudiant, auteur de cette remarque de bon sens sur la nature d'un État prêt à tout pour faire taire une contestation grandissante à la veille de l'ouverture des Jeux olympiques.

Portrait d'une photographe stalinienne
Le second livre d'Elena Poniatowska proposé cette année en français est d'un tout autre genre. Il s'agit d'une biographie romancée consacrée à la photographe italienne Tina Modotti. Née à Udine en 1896, ouvrière à 14 ans, Assunta, dite Tina, Modotti rejoint son père aux Etats-Unis en 1913. Deux ans plus tard, elle rencontre le poète Roubaix de l'Abrie Richey (dit « Robo ») avec qui elle fréquente les milieux d'avant-garde. D'abord couturière, puis mannequin, elle joue également pour le théâtre italien de San Francisco, avant d'aller à Los Angeles tourner plusieurs films, dont The Tiger's Coat. Après sa rencontre avec le photographe Edward Weston et la mort de Robo, elle séjourne au Mexique, s'initie à la photographie et fréquente les peintres muralistes mexicains, avant d'entamer une œuvre photographique personnelle, immédiatement remarquée, reproduite et saluée. Engagée dans le Parti communiste mexicain et ses organisations-satellites, elle partage durant quelque temps la vie du communiste cubain Juan Antonio Mella (1903-1929), assassiné alors qu'elle est à ses côtés. Expulsée du Mexique en 1930, elle se rend en Allemagne, mais, au bout de six mois, part à Moscou rejoindre l'agent du Komintern d'origine italienne Vittorio Vidali (1900-1983), son nouveau compagnon, qu'elle a connu au Mexique où il était le représentant de la IIIe Internationale. Elle abandonne alors la photographie et travaille pour le Secours rouge international (SRI), une organisation qui dépend du Komintern, donc de l'Etat-Parti au pouvoir en URSS, sous la direction d'Helena Stassova (1873-1967), présidente du Secours rouge de 1927 à 1938 et membre de la commission de contrôle du Komintern de 1935 à 1943.
Après plusieurs missions clandestines dans divers pays européens, elle représente le SRI durant toute la guerre d'Espagne sous la fausse identité de Maria Ruiz, tandis que Vidali, sous le nom de « comandante Carlos », était le commissaire politique du célèbre Ve Régiment – la milice du Parti communiste espagnol – dont Trotski a pu dire qu'il était « un des plus cruels agents de la GPU en Espagne ». De même, l'historien britannique Burnett Bolloten estime que Vidali « était indubitablement un agent important du NKVD (la police secrète soviétique)... » 1. Vidali et Modotti sont donc tous deux – quoiqu'à des degrés différents de responsabilité – des agents soviétiques en Espagne agissant dans l'intérêt de l'URSS, comme le souligna également un autre historien, le Français Pierre Broué 2, et non de simples militants antifascistes idéalistes venus soutenir la gauche espagnole contre Franco. Revenue au Mexique, Tina Modotti meurt d'une crise cardiaque dans un taxi dans la nuit du 6 janvier 1942, comme Victor Serge cinq ans plus tard.
Voilà, brossée à grands traits, quelle fut la vie de Tina Modotti, qui était dans sa jeunesse d'une beauté qui subjugua la plupart de ses contemporains, et auxquels bon nombre succombèrent, amante d'hommes devenus célèbres, actrice de cinéma, militante politique, morte à seulement 45 ans. Mais elle fut aussi et surtout une photographe parmi les plus grandes des années 1920 – d'un art bouleversant et beaucoup plus immédiatement accessible que celui des autres photographes d'avant-garde de son temps. Il est difficile d'échapper à la fascination que peut exercer une telle vie, une telle personnalité, appelée, de toute façon, à passer justement à la postérité pour son œuvre de photographe. Devant cet itinéraire, il y a deux attitudes possibles : soit on reconnaît la valeur de l'œuvre tout en interrogeant le personnage, y compris dans ses zones d'ombre les plus gênantes, soit on construit un mythe réconfortant, une héroïne positive à laquelle on reconnaît, au mieux, quelques péchés véniels sans conséquence. C'est malheureusement cette seconde option qu'a adoptée Elena Poniatowska pour relater la vie de Tina Modotti, non sans commettre quelques erreurs regrettables, notamment à propos du passage en Espagne de la philosophe française Simone Weil ou de l'écrivain anarchiste allemand réfugié au Mexique, B. Traven.
Ce gros roman d'Elena Poniatowska est évidemment à lire par tous ceux qui connaissent, ou découvrent, Tina Modotti, et ils le feront avec plaisir et intérêt, car l'auteur sait raconter une histoire et susciter l'intérêt tout au long d'un récit de 800 pages sur une vie riche en rencontres, en drames et en rebondissements dans plusieurs pays et sur trois continents. Mais ils devront le faire avec l'indispensable recul critique qu'ils trouveront dans un article de Claudio Albertani qui écrit : « Aujourd'hui, en plein XXIe siècle, une bonne partie de la gauche n'a toujours pas dressé le bilan de ce passé [stalinien]. On pourrait se demander sans doute : pourquoi ce bilan ? Pourquoi fouiller dans les recoins de l'histoire alors qu'il existe des problèmes bien plus urgents ? Eh bien, parce que l'histoire est un territoire en dispute où se déploient les passions du présent et se précisent les aspirations du futur. Parce que, comme le dit Vaneigem, faire le présent implique de corriger le passé 3. » Avec ce livre, Elena Poniatowska ne corrige pas le passé pour nous aider à mieux le comprendre et à éviter de tragiques et fatales erreurs, elle construit une figure mythique qui ajoute une illusion supplémentaire à celles d'un siècle passé qui en fut saturé.

Charles Jacquier

 



1. Burnett Bolloten, La Guerre d'Espagne. Révolution et contre-révolution 1934-1939, Marseille, Agone, coll. Mémoires sociales, 2014, p. 212. Soulignons que, durant les années 1930, on employait indifféremment les sigles « GPU » ou « NKVD » pour parler de la police secrète soviétique qui changeait souvent de nom, mais pas de nature.
2. Pierre Broué, Staline et la révolution. Le cas espagnol, Fayard, 1993.
3. Claudio Albertani, « Vittorio Vidali, Tina Modotti, le stalinisme et la révolution », revue Agone.