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Histoire
par René Berthier le 22 juillet 2019

Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (7e partie)

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ENTRETIEN DESTINE A L’INSTITUT D’ETUDES LIBERTAIRES DE RIO DE JANEIRO (EN COURS DE TRADUCTION)



EL : Nous avons lu au cours des productions historiographiques des termes tels que « syndicalisme d’action directe » ou autres, comme« syndicalisme d’intention révolutionnaire ». Qu’aurais-tu à dire à ce sujet?

Dire que le syndicalisme est « d’action directe » n’est qu’une façon de qualifier le syndicalisme révolutionnaire. Par exemple, Jacques Julliard a écrit en 1972 un livre intitulé Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, et c’est bien du syndicalisme révolutionnaire qu’il s’agit. On sait que Pelloutier est un de ces militants anarchistes qui ont été à l’origine de la fondation du syndicalisme révolutionnaire.

L’expression « syndicalisme d’intention révolutionnaire » est récente, il semblerait qu’elle serve à désigner sous le même vocable deux courants distincts, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme. Ceux qui utilisent cette formule semblent considérer que les deux expressions sont à peu près synonymes, à quelques nuances près, et qu’il n’y a pas d’inconvénient à les rassembler dans un même vocable. Or en dépit des points communs, ce sont deux courants qui ont des différences trop importantes pour être confondus. Je suis tenté de croire que les personnes qui utilisent l’expression « syndicalisme d’intention révolutionnaire » ignorent tout simplement ces différences.

« Syndicalisme d’intention révolutionnaire » est une expression qui semble être utilisée surtout par les plateformistes, et qui se trouve être dans l’esprit de Black Flame, le livre de Schmidt et van der Walt. Je dis « dans l’esprit » car elle ne figure pas dans le livre, pour autant que je sache.

En français l’expression « syndicalisme d’intention révolutionnaire » sonne curieusement parce que dans notre langue, une intention est une envie de faire quelque chose, une disposition d’esprit par laquelle on se propose d’agir. Mais lorsqu’une personne déclare avoir l’intention de faire quelque chose, on comprend implicitement qu’il n’est pas du tout certain qu’elle le fasse. A la limite, les camarades qui ont imaginé cette expression auraient pu parler de « syndicalisme à velléité révolutionnaire » !

Plus sérieusement, je récuse l’expression « syndicalisme d’intention révolutionnaire » pour deux raisons, l’une historique, l’autre politique.

■ Personne ne songerait à placer sous le même vocable deux courants esthétiques nés à une génération d’écart. Le syndicalisme révolutionnaire est né entre 1890 et 1905 dans des circonstances et un contexte assez précis : l’héritage de la répression de la Commune de Paris, la division du mouvement socialiste et ses querelles internes, etc.

L’anarcho-syndicalisme est né dans les années 1920, c’est-à-dire une génération plus tard, des suites de la révolution russe par une rupture au sein du courant syndicaliste révolutionnaire qui se trouvait à l’intérieur de la CGTU (une scission de la CGT française). Les syndicalistes révolutionnaires étaient divisés sur la question de l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge (ISR), une organisation créée en marge de l’Internationale communiste. Une partie du courant décida de soutenir le régime communiste en Russie et préconisait l’adhésion à l’ISR (alors que la répression anti-ouvrière dans le pays ne pouvait plus être ignorée), tandis que l’autre partie refusait cette adhésion. L’anarcho-syndicalisme est né précisément à ce moment-là. La création de l’AIT de Berlin fin 1922-début 1924 résulte du double constat fait par le courant syndicaliste révolutionnaire non « bolchevisé » qu’il était impossible de travailler avec les bolcheviks, et qu’il leur était impossible de se passer d’une organisation internationale [note] .

Cependant, les textes fondateurs de la seconde AIT ne parlent pas d’anarcho-syndicalisme. En effet, les syndicalistes révolutionnaires qui rompirent avec Moscou se considéraient comme les vrais syndicalistes révolutionnaires, ils n’avaient pas de raison de changer de nom. D’autant que l’expression « anarcho-syndicaliste » fut dans un premier temps une injure adressée par les communistes et les syndicalistes révolutionnaires pro-communistes à ceux qui s’opposaient à l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge. Il fallut encore plusieurs années pour que l’expression devienne courante. L’anarcho-syndicalisme comme courant exista donc bien dans les faits au début des années 20, mais ce n’est qu’entre 1925 et 1930 que la dénomination fut largement reprise, et il fallut attendre 1937 pour que l’expression acquière un caractère « officiel », dans un discours de Pierre Besnard lors d’un congrès anarchiste international !

Les syndicalistes révolutionnaires qui adhérèrent aux thèses communistes finirent tout simplement par se dissoudre dans le mouvement communiste en France. Ils constituèrent d’ailleurs une bonne partie des cadres dirigeants du parti.

Le syndicalisme révolutionnaire avait établi la règle de la neutralité du syndicat par rapport aux partis et aux organisations politiques. L’AIT de Berlin, elle, avait clairement décidé l’opposition du mouvement syndical par rapport aux partis. C’est une distinction essentielle. D’ailleurs, le mouvement ouvrier brésilien avait précédé de dix ans les dispositions prises par l’AIT à son congrès de Berlin. En effet, le Second Congrès Ouvrier Brésilien « confirmait les orientations du syndicalisme révolutionnaire avec une grande influence anarchiste et on y refusait à nouveau toute possibilité pour le prolétariat de s’organiser à travers les partis politiques » [note] . Bien que l’anarcho-syndicalisme ne soit pas mentionné explicitement, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Les deux courants ne se distinguent pas par le fait que le syndicalisme révolutionnaire serait une forme « atténuée » d’anarcho-syndicalisme ou qu’il ne se réfère pas explicitement à l’anarchisme. (D’autant qu’il y a des anarcho-syndicalistes qui récusent l’appartenance au mouvement anarchiste, ce que des auteurs comme Schmidt et van der Walt semblent ignorer.) Ils se distinguent par le fait qu’ils sont apparus à 25 ans d’intervalle et qu’ils ont une approche totalement différente du rapport avec les partis.

Lorsque le courant anarcho-syndicaliste prit son essor, le syndicalisme révolutionnaire perdit son influence. Certains militants continuèrent de se référer aux thématiques traditionnelles du syndicalisme révolutionnaire, notamment la neutralité syndicale ; ils refusèrent de soutenir le communisme russe mais ils refusèrent également d’intégrer le courant anarcho-syndicaliste, restant fidèles aux principes initiaux du mouvement. J’ai connu au début des années 70 de vieux militants SR qui savaient parfaitement pourquoi ils n’étaient pas anarcho-syndicalistes, et ce n’était pas « par ignorance ou par refus tactique », selon l’expression de Schmidt et van der Walt [note] .

■ Je pense qu’une certaine méconnaissance de l’histoire du mouvement ouvrier explique le recours à l’expression « syndicalisme d’intention révolutionnaire », méconnaissance à laquelle s’ajoute peut-être une intention pédagogique, ce qui peut paraître paradoxal. C’est ce qui ressort de mes échanges avec un camarade brésilien qui propage ce concept. Mais je pense qu’il y a aussi des raisons politiques : parler de « syndicalisme d’intention révolutionnaire » permet d’élargir le « périmètre » de l’anarchisme, c’est-à-dire d’intégrer dans le concept « anarchisme » des individus, des courants ou des mouvements qui pourraient paraître proches mais qui n’en font pas partie. L’argumentaire de Schmidt et van der Walt procède par cercles concentriques. Au centre, il y a l’anarchisme proprement dit, l’anarchisme spécifique. L’importance numérique de ce mouvement a toujours été relativement réduite. Donc ils vont l’élargir en y intégrant le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme. Ce procédé gonfle considérablement les effectifs puisque ces deux courants ont constitué dans le passé des mouvements de masse. L’un et l’autre sont définis comme des « variantes », ou des « stratégies » de l’anarchisme.

Sur ce point, il faut croire les auteurs de Black Flame sur parole parce qu’il n’y a pas grand chose sur lequel ils puissent se fonder pour justifier factuellement cette hypothèse. Syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme ne sont pas distingués sur la base de faits historiques, mais sur l’idée que le second « se situe explicitement à l’intérieur de la tradition anarchiste », tandis que le premier « ne fait pas de lien aussi explicite, à cause de l’ignorance ou du déni tactique de son lien avec l’anarchisme ». (Black Flame, p. 16.) Ayant ainsi procédé, les auteurs de Black Flame ont donc créé une entité fort nombreuse mais assez brumeuse, qu’ils appellent « Broad anarchist tradition » (tradition anarchiste large), dans laquelle ils vont encore introduire des gens qui n’ont jamais demandé à être anarchistes, ou des mouvements qui certes peuvent avoir un vague caractère « anti-autoritaire » mais dont on ne peut pas dire qu’ils s’intègrent dans une « tradition » anarchiste [ • Le congrès de Bâle de l’AIT en 1869
• Les martyrs de Chicago en 1887
• La grève des mineurs de Johannesburg en juin 1918
• Ōsugi Sakae, Itō Noe et un enfant de six ans battus à mort par la police de Tokyo en 1923;
• Le soulèvement contre Franco en juin 1936;
• Les 250 000 manifestants de Mexico en octobre 1968;
• Les centaines de milliers de manifestants de Seattle en novembre 1999 contre la conférence de l’OMC.class="notebdp">note
] .

Le paradoxe de la rhétorique de Schmidt-van der Walt est qu’ils s’opposent à ce qu’ils appellent “l’auto-identification”, c’est-à-dire qu’ils refusent de considérer comme anarchiste une personne simplement parce qu’elle se déclare telle; mais ils n’hésitent pas à faire de “l’alter-identification”, c’est-à-dire à désigner comme anarchiste une personne ou un groupe qui ne réclame pas cet honneur [note] .

Un dernier point pour conclure. En parcourant des documents publiés par certains libertaires brésiliens, j’ai parfois eu l’impression que leurs auteurs étaient réticents à parler de « syndicalisme révolutionnaire » parce que l’expression « révolutionnaire » leur semblait disproportionnée si on considère les moyens d’action dont ils disposent dans le rapport des forces actuel. C’est ce que je comprends lorsque je lis dans un texte de la CAB que « le terme ’révolutionnaire’ aujourd’hui peut paraître étrange, car il semble trop prétentieux face à une action qui conduit à certaines limitations dans le domaine pratique » [note] . En se référant au « syndicalisme d’intention révolutionnaire », les auteurs du texte semblent avoir l’impression d’être plus réalistes, plus « terre à terre », mais ce faisant, ils négligent un fait essentiel, c’est que le syndicalisme révolutionnaire a une fonction revendicative/défensive, et une fonction offensive/constructive, et que si l’un des deux aspects domine à un moment donné, ce n’est que circonstanciel. Il est évident qu’en ce moment au Brésil, et partout ailleurs, c’est l’aspect défensif qui domine, mais précisément pour cette raison il est important d’insister sur l’aspect constructif, il est vital de ne pas édulcorer, de ne pas atténuer le concept de syndicalisme révolutionnaire en l’affublant d’un qualificatif, « intentionnel », qui sonne un peu comme velléitaire.

Le syndicalisme révolutionnaire appartient à l’histoire du mouvement ouvrier brésilien, il a été un courant historique du mouvement ouvrier brésilien dont les militants d’aujourd’hui doivent être particulièrement fiers : « Les anarchistes étaient à la tête des deux premiers congrès ouvriers... Ce fait nous permet d’affirmer l’hégémonie de la stratégie de « l’anarchisme de masse » au sein du mouvement ouvrier de la Première République, agissant sur le modèle du syndicalisme révolutionnaire » [note] . Rejeter ce terme au profit d’un autre qui n’exprime qu’une édulcoration de la doctrine, c’est selon moi faire injure aux révolutionnaires qui, il y a cent ans, se sont battus et souvent sont morts sous son drapeau.
PAR : René Berthier
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