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par Pierre Sommermeyer le 19 novembre 2018

L’anarchisme en Palestine entre les deux guerres

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Troisième partie de l’étude historique proposée par Pierre Sommermeyer.

Article extrait du ML n°1799 d’octobre 2018
Depuis le début des années 20 des communautés juives s’installent en Palestine fortement influencées par les idées anarchistes. Avant de rendre compte d’une publication récente il est bon d’aller faire un tour de nouveau dans l’Encyclopédie anarchiste.
Dans l’article consacré au Ghetto, J. Chazoff aborde cette question. Il reconnait que quantité de révolutionnaires militent en faveur de la réalisation d’un foyer juif. Faisant référence aux malheurs qui frappent depuis des siècles le peuple juif il dit « Nous comprenons le sentiment honorable qui anime certains propagandistes du sionisme » mais ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Chazoff ajoute « est-ce vraiment l’époque de fonder une nation, alors que tout nous appelle à l’internationalisme au sens le plus complet de ce mot ? […] Que les prolétaires juifs viennent avec nous, ils nous aideront et nous les aiderons […] Que les Juifs opprimés sortent de leurs ghettos. La Révolution ne leur offre pas la Palestine, elle leur offre le monde libéré. »

Une autre opinion s’exprime quand arrive la question des colonies sionistes qui vont pendant au moins un demi-siècle séduire les anarchistes comme étant une réalisation d’une société sans classe. L’article sur le sionisme écrit par E. Armand s’arrête sur ces communautés qui vont croitre après la guerre de 14/18. Il remarque tout de suite que le mode de propriété collective utilisé par ces colonies, renoue avec les principes tirés de l’Ancien Testament « les terres ne se vendront pas à perpétuité, car la terre est à moi, dit l’Éternel ». La terre doit rester commune « à tous les enfants de Dieu », elle ne peut être ni objet de vente ni objet d’achat ». Armand ajoute « Mais si toutes les terres sont constituées en propriété nationale, c’est dans le but que toute la Palestine revienne un jour aux Israélites et que soit reconstitué le Royaume d’Israël. »
Il remarque que le sort fait aux femmes dans ces communautés n’a rien de semblable à celui qu’elles avaient dans la société juive traditionnelle. Il cite une communauté où l’on pratique le communisme, Nuris. Pour lui « la colonisation juive présente des exemples d’énergie qui méritent d’attirer l’attention ». Mais E. Armand est conscient de ce qui se prépare : Les Arabes ne sont pas disposés à céder leur place, d’où des heurts, qui peuvent dégénérer parfois en massacre entre Juifs et Arabes (et même chrétiens indigènes). D’autre part, la superficie restreinte de la Palestine empêche l’expansion des colonies ». Il annonce en même temps qu’une phase nouvelle s’annonce par suite des persécutions moyenâgeuses dont les Israélites sont l’objet, actuellement, en Allemagne (1933).

Un ouvrage est sorti au début de l‘année 2018 consacré à ces colonies intitulé Le mouvement des Kibboutz et l’anarchie . Son auteur James Horrox aborde l’évolution des colonies juives comme une recherche d’une société plus juste. Il va y avoir plusieurs alya c’est-à-dire plusieurs périodes d’arrivée des migrants juifs vers la Palestine. Le premier établissement collectif date de 1910. il est le fait de jeunes Russes. L’un d’eux racontera ainsi son désir d’une vie harmonieuse : « Nous nous rendions compte de plus en plus que les usages en vigueur dans les anciennes colonies ne nous convenaient pas [...] En tout cas, nous estimions qu’il ne devrait y avoir ni employeurs, ni employés. Nous voulions une vie "heureuse pour tous" ».




Aaron David Gordon

Un homme, venu de Russie, va marquer profondément cette génération de migrants. il s’appelle Aaron David Gordon. S’il se considérait sans aucun doute selon Horrox comme un sioniste, c’était cependant sur des bases pacifistes et antimilitaristes. Il voyait les Arabes comme un exemple d’une nation organique vivant en harmonie avec la terre que les Juifs devraient prendre pour modèle. En revanche, il était loin d’être naïf à l’égard de la résistance arabe au sionisme, qu’il considérait comme une réaction tout à fait compréhensible au mode de vie occidentalisé et déraciné des Juifs. Ainsi pouvait-il concevoir les relations judéo-arabes au mieux comme une compétition pacifique — du moins jusqu’à ce que les Juifs parviennent à renouveler leur connexion avec la terre et gagnent le respect et la coopération de leurs voisins. Il se disait aussi opposé au « socialisme » c’est à dire au marxisme qui mettait en avant les luttes de classes comme moyen de transformer la société.

Gordon va être par la suite et l’est encore maintenant l’objet de querelles visant à savoir quelle importance avait sa « religiosité sans la foi en Dieu ». Pour Zeev Sternhell, historien et penseur politique israélien, la position de Gordon « trahit une certaine consonance entre sa vision du monde et celle du nationalisme intégral européen, qui considérait également la religion, la tradition et le rituel comme des ingrédients essentiels de l’identité nationale ». Selon l’auteur de cet ouvrage, Gordon avait été formé aux mêmes sources que Bakounine, Rocker et Landauer, celles de la gauche völkish-romantique.Il déclarera même avoir retrouvé certaines de ses idées dans les écrits de Landauer.

Le kibboutz de Gordon était fondé sur de solides principes anarcho-socialistes et écologistes. Il peut être considéré comme un précurseur de l’éco-anarchisme contemporain.

Les années 1918-1920 voient les pogroms se multiplier à nouveau au cours de la guerre soviéto-polonaise. Quelques années auparavant la Déclaration Balfour avait ouvert aux juifs un nouvel horizon. Il s’agissait d’une déclaration d’intention émise par le ministre des affaires étrangères britannique à l’intention de Lord Rothschild déclarant : Le Gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine. A partir de là le nombre de juifs émigrant en Palestine augmenta de façon importante. Entre 1919 et 1923, la majorité des émigrants venaient de Russie et de Pologne. Le souvenir des moments révolutionnaires puis leurs répressions qui avaient secoué l’Europe de la fin de la guerre étaient très vivaces dans les mémoires de ces nouveaux arrivants.




Gustav Landauer et Martin Buber

Arrêtons-nous sur le rôle de Martin Buber (1878-1965) dans la transmission de l’idéal anarchiste en Palestine. Il avait été un ami proche de Gustav Landauer (1870-1919) qui avait été assassiné quelques années plus tôt lors de la fin de la République des conseils bavarois. Horrox rappelle avec raison que Landauer avait toujours été méfiant par rapport au sionisme politique. Il entrevoyait les tendances étatistes présentes chez beaucoup de sionistes. Il pensait que la vocation historique des juifs était d’aider à construire des communautés socialistes, autonomes de l’Etat.
Pour Landauer, dont l’influence a été importante dans l’anarchisme allemand, contrairement aux pays latins, ce projet qu’il soit politique ou culturel ne semblait être que secondaire. Son engagement dans l’aventure bavaroise montre bien s’il en était nécessaire qu’un projet « juif » lui était étranger.

Horrox reprends à son compte l’avis d’une biographe de Landauer, Ruth Link-Salinger, qui illustre bien cette distance entre la vision de Landauer et le projet sioniste. L’utopie dont rêvaient ces intellectuels socialistes sionistes avait de profondes affinités avec les constructions sociales auxquelles on associait le nom de Landauer. Ce dernier avait écrit un hymne à la colonie paysanne, telle qu’elle fut incarnée par les Kibboutz . On retrouvera dans les pages de l’Arbeit l’organe germanophone du parti sioniste-socialiste Hapoel Hatzaïr cet appel : « Seuls quelques-uns parmi nous, ayant décidé de vivre une vie à la campagne, peuvent réaliser l’idée de la colonie agricole telle que l’envisageait Landauer en son temps. Les autres, nombreux, dont la vie est liée à la ville, apporteront leur contribution à la réalisation des enseignements de Gustav Landauer en aidant à former les “colonies citadines” qui naîtront un jour des foyers communautaires. »

Ce dernier, dans son « discours programmatique » énoncé quelques jours avant la proclamation de la République des conseils, avait formulé ainsi son espoir, aux accents juifs incontestables : « Il nous faut la trompette de Moïse, l’homme de Dieu, qui de temps en temps annonce la grande année jubilaire, il nous faut le printemps, l’illusion et l’ivresse et la folie, il nous faut – encore et encore et encore – la révolution, il nous faut le poète. ».

Il est clair que la dimension utopique du message de G. Landauer est présente dans les projets de communautés réalisés en Palestine par les émigrés de cette aliah des années 1919-1923. En 1920, Martin Buber qui se faisait le chantre de Landauer déclara ce dernier « le chef désigné du nouveau judaïsme ». Pour Ruth Link-Salinger l’anarchisme de Landauer était devenu « le projet le plus inspirant ». Un groupe nommé Hashomer Hatzaïr (la jeune garde) va porter les idées communautaires de Landauer propagées par Buber. Dans ses mémoires Gershom Scholem (1897-1982) raconte que l’Appel au socialisme de Landauer l’avait profondément marqué comme un grand nombre d’autres jeunes sionistes.

Une autre organisation juive avait une tradition anarchiste évidente qui s’appelait Gedoud Haavoda (Bataillon du travail). Un de ses leaders Yitszhak Tabenkin déclarait « que les pionniers du kibboutz devaient se familiariser avec les points principaux de la pensée anarchiste ». Yaacov Oved raconte que l’un des premiers livres traduit en hébreu et y distribué en Palestine fut L’entraide de Kropotkine. Tout cela montre à quel point cette influence a joué un rôle dans les débats qui ont eu lieu dans les milieux anarchistes et syndicalistes révolutionnaires.

Cela dit, vouloir faire de Landauer un partisan des kibboutz en Palestine comme tenta de le faire Buber est pour le moins excessif si ce n’est mensonger. Car il était un domaine sur lequel ses admirateurs juifs sionistes ne l’avaient pas interrogé, c’était la présence arabe environnante.

Il est important de rappeler qu’à cette époque c’est-à-dire avant la guerre de 1914-18 et la défaite de l’Empire ottoman, la population locale arabe est soumise au colonialisme turc depuis des siècles. Ses élites collaborent clandestinement avec des pays comme la France ou la Grande Bretagne. La Palestine comme entité n’existe pas. A la fin de la guerre, le traité de Sèvres, en 1920, restructure l’Empire Ottoman. La partie arabe qui avait tenté un soulèvement antiturc entre 1916 et 1918 (on peut dater de ce moment la naissance d’un nationalisme arabe moderne) est partagée entre la France (Syrie Liban) et la Grande Bretagne (Irak Palestine) suite à une décision de la Société des nations.

Les conflits entre Juifs et Palestiniens musulmans ne vont pas tarder à avoir lieu. Ils vont débuter avec la question de l’accès au Mur des lamentations. En septembre 1925 un règlement parait qui interdit aux juifs d’y apporter des chaises ou des bancs, même à destination de croyant vieux ou infirmes. En 1928 des juifs installent pour Yom Kippour des chaises et de quoi séparer femmes et hommes. En Aout 1929 une série de manifestations juives, au cours desquelles la droite juive fascisante souffle sur le feu, autour du Mur débouche sur un bain de sang à Jérusalem comme à Hébron. 133 juifs seront tués et au moins 116 palestiniens musulmans. Des procès eurent lieu avec des condamnations à mort visant aussi bien des juifs que des arabes, seuls 3 d’entre ces derniers furent pendus. James Horrox n’aborde pas cette question dans son livre. On sait par ailleurs que furent nombreux les membres de kibboutz qui confrontés à cette question préférèrent partir se battre en Espagne dans les rangs de la révolution.

A ce moment-là les membres du Parti communiste palestinien (PKP) reçurent l’ordre du Komintern (qui soutenait la résistance arabe contre les Britanniques) de se joindre à l’insurrection arabe. Les Juifs membres du PKP se trouvèrent devant un lourd dilemme : prendre les armes aux côtés des Arabes, s’opposer à l’arrivée d’autres Juifs en Palestine ou bien quitter le Parti. La Guerre Civile espagnole offrit en quelque sorte une échappatoire à cette situation pour le moins tragique dans laquelle se trouvaient les Juifs affiliés au PKP. Nombre d’entre eux choisirent donc de s’engager dans ce conflit, à l’autre bout de la Méditerranée. Il y a donc un lien de cause à effet entre les violences arabes à l’encontre des Juifs de Palestine et l’arrivée d’un contingent juif en provenance de cette région .

Du côté anarchiste ils seront aussi nombreux à rejoindre l’Espagne en lutte comme Carl Einstein et bien d’autres. Il serait fastidieux d’en faire le décompte. Un auteur, Josef Toch qui a combattu en Espagne évaluait dans son livre Juden im Spanischen Krieg, 1936-1939 le nombre de juifs engagés dans les Brigades internationales à 7758, une estimation revue à la baisse depuis, on en compte entre 4000 et 6000 .

Pierre Sommermeyer
PAR : Pierre Sommermeyer
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1

le 20 novembre 2018 00:10:08 par Philippe

Bonjour Pierre,
Ton article est très intéressant. Pourrais-tu me donner des renseignements sur Bernard Lazare qui, il me semble, était un partisan du sionisme anarchiste.
Salutations fraternelles.
Philippe Despicht

2

le 22 novembre 2018 13:53:00 par segalini

Très belle article.

3

le 10 décembre 2018 06:39:49 par Philippe

Bon ! Cause toujours, tu m’intéresses, comme d’habitude.

4

le 10 décembre 2018 09:57:25 par crml

Philippe, ta question a été transmise au copain ayant rédigé l’article. Je le sais surbooké donc je vais lui retransmettre ta question histoire de ne pas retrouver un commentaire acerbe...

5

le 10 décembre 2018 23:24:16 par Philippe

Acerbe ? Ah bon ?