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Littérature
par Patrick Schindler • le 10 juin 2020
Juin copieux pour le rat noir de la bibliothèque.
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Mohamed Boudiaf : un cri dans le désert
Le mouvement Hirak nous a donné le goût de redécouvrir l’histoire de l’Algérie à partir de 1962. Où va l’Algérie ? est un témoignage émouvant de Mohamed Boudiaf. Fonctionnaire de profession, membre fondateur du FLN et un des chefs de la guerre d’indépendance algérienne, il entre en opposition contre les premiers régimes mis en place en 1962. Il est arrêté le 21 juin 1963. Enlevé en pleine nuit à Alger avec trois autres responsables du FLN France, Ali Allouache, Mousa Kebaïli et Mohand Akli Benyounes, ils sont trimbalés sur des kilomètres dans des conditions effroyables. Puis, enfermés dans une cabane dans la fin fond du désert sud-Algérien. Sans aucune explication ni aucun contact avec le monde extérieur et sous la garde rapprochée de jeunes soldats en ignorant eux-mêmes les raisons. Mohamed Boudiaf écrit alors au jour le jour un journal où il raconte leur calvaire. Il pousse un coup de gueule contre ce qu’est en train de devenir le gouvernement du FLN : « Comment donc prendre au sérieux ce socialisme qui est tout sauf socialiste ? […] Arrivera un jour où les masses ne voudront plus entendre parler de ce socialisme prometteur, dont elles ne recueillent que le sous-emploi, le chômage alors que dans les sphères supérieures une oligarchie de petits bourgeois s’installe dans le confort et les privilèges et s’efforce de dicter sa loi, au nom d’un socialisme chaque jour diffèrent parce que « spécifique ».
Boudiaf écrivait ainsi en juillet 1963. 57 ans plus tard, les choses n’ont hélas pas changé. Cette phrase de Boudiaf écrite en plein désert pourrait être contemporaine : « Il devient clair que le Pouvoir, en nous emprisonnant, a ouvert la porte à ces manifestations d’opposition, jusque-là indécises et timides. Beaucoup de gens voient plus clair dans le jeu du Gouvernement et cela ne fera que renforcer les vagues de fond qui secouent le pays depuis le jour où un clan lui a imposé son diktat. » Perclus au fin fond du désert, les quatre militants ont encore le courage de s’opposer. Ils entament une grève de la faim contre leur détention arbitraire dans les pires conditions. Après des semaines de détention, Boudiaf est condamné à mort en 1964 par le régime Ben Bella. Il arrive à se réfugier en France et au Maroc. Rappelé en Algérie en 1992 en pleine crise politique, il est assassiné quelques mois plus tard lors d’une conférence des cadres à Annaba le 29 juin 1992.
Dès 1963, il avait déjà tout compris. C’est grâce à Brahim, mon voisin kabyle que j’ai découvert ce document unique, qui vient d’être réédité en France par les éditions Tafat (ex-Belles-lettres) et sous le manteau en Algérie. « Il faut le dire bien net : Il n’y a plus de révolution en Algérie. Depuis la crise de juillet et août 1962 tout a été perverti au point que nous nous trouvons, depuis quelque temps, devant ce spectacle effarant d’un faux parti, d’une fausse armée, d’un Gouvernement hétéroclite soumis à l’influence d’un homme, de faux syndicats, de l’éparpillement des forces saines, de l’arrestation de militants, etc… »
Dans une seconde partie du livre, Boudiaf aborde le conflit avec le Maroc où « Des vies humaines ont été sacrifiées, des sommes folles ont été gaspillées dans un combat sans gloire, dénué de sens. » Il nous donne son analyse sur ce que cachait le conflit : un alibi pour se débarrasser des opposants aussi bien au Maroc qu’en Algérie. Il s’interroge ensuite sur ce que cache le nouveau Front des Forces Socialistes et le congrès du FLN en 1963.
Dans une troisième partie, il propose des perspectives qu’il aurait proposé pour sauver le pays et la révolution, si… A signaler, un passage très intéressant sur le principe d’autogestion du secteur agricole « Complètement dévoyé et contrôlé par le gouvernement et ses hordes d’appareils composés de fonctionnaires arrogants et incapables qui se jugent à cent coudées au-dessus du peuple dont ils s’estiment les patrons. » …
Mohamed Boudiaf, Où va l’Algérie ? éd. Tafat Document, Disponible à la Librairie Publico.
Jeu de blancs
Mon ami Jacques, un de mes « conseillers littéraires » de la librairie Quilombo, m’a alpagué lors de ma dernière visite dans son antre. Il m’a fortement conseillé ce petit bouquin irrésistible, Jeu blanc. L’auteur Richard Wagamese nous fait pénétrer d’entrée de jeu dans l’univers magique des Amishinabés, indiens Ojibwé du Nord du Canada.
Nous suivons la petite enfance de son héros, Saul Indian Horse. Elevé par sa grand-mère détentrice des secrets des ancêtres, Saul va devoir faire front aux conséquences de l’invasion du territoire indien par les colons blancs et leur politique mortifère. Après un long périple qui se termine par son sauvetage - qu’on pourrait plutôt qualifier de capture par les gardiens de l’ordre religieux – âgé de huit ans, il se retrouve prisonnier au pensionnait St Jerome’s Indian Residential School. Ce dernier a tout du camp de torture, ou du camp de redressement religieux où l’on doit affronter la méchanceté, la bêtise et la perversité des « maîtres ». Où on ne laisse à leurs pensionnaires que choisir entre deux alternatives : plier ou mourir. Les récalcitrants tombent comme des mouches. Humiliations, sous-alimentation, manque d’hygiène, sévisses sexuelles. Saul choisit la solution du repliement sur lui-même. Un jour, un jeune prêtre le sauve des griffes de ses geôliers en l’initiant au hockey sur glace. Saul se révèle avoir un don inné pour ce « sport de blancs » - ou « jeu blanc »… Il ne patine pas : il vole ! (Comment ne pas penser au passage au poème Il patinait merveilleusement de Paul Verlaine ?)
A partir de ce jour, le patin devient son unique champ d’évasion. Mais sa passion et son art sauront-ils lui épargner le sort promis à tout indien dans le monde des blancs des années 60 ? « Beaucoup trop de choses à digérer rendent l’assimilation difficile », nous prévient l’auteur. Quelles sont donc ces choses indigestes ? Elles sont à découvrir dans ce petit livre aussi magnifique que troublant. Inutile de le lire durant un trajet ou une pause déjeuner. Une fois ouvert, on ne peut plus le lâcher…
Richard Wagamese, Jeu blanc, éd. 10/18, disponible à la librairie Publico.
Rivolvita !
Jehan Van Langhenhoven nous a fait parvenir son petit dernier. Rivolvita ! Toujours la même verve notre Jehan. La même qu’il déploie dans son émission Ondes de choc sur Radio libertaire.
Dans ce petit volume, il nous entraîne dans les arcanes de la Révolution. En ombre de fond, le café « des Trois boules » et le trio infernal Robespierre/Danton/Marat. Morceaux choisis : « Frénésie de casse-noisettes ou bien mandibules de hannetons en rut ? Non ! Simple fureur du couperet et rude mélancolie des têtes claquant des dents roulant dans le panier » …
Durant cette épopée qui mène vers la Terreur, on y croise tous les acteurs en sursis. Le jeune Camille Desmoulins qui, aux premières heures de la Révolution « Se retourne sans cesse sur les dames qui passent sous peine de finir avec une tête à rotation parfaite apte le moment venu à le faire regarder la mort en face. » Olympe de Gouge qui proclame devant l’Assemblée : « Plutôt que couper les têtes, il conviendrait auparavant de politiquement de tailler les queues » ! Gracchus, le « conchieur des forts anciens totems ». Le Marquis de Sade, qui fouette hardiment les mots. Saint-Just qui « Dans les couloirs de l’Assemblée, s’évertue à encore marcher aussi féroce utopique qu’un poète ».
On assiste aussi à la fessée publique donnée à Teroigne de Méricourt. On croise un « père Duchesnes déchaîné ». Ou encore, un Fabre d’Eglantine qui sur la charrette le menant à l’échafaud, pleure pour n’avoir pas terminé son dernier poème… Avec quelle verve et quel style inimitable Jehan restitue l’atmosphère de ces grandes heures à l’issue tragique. Comme s’il en avait été. Un petit chef d’œuvre surréel. Une Uchronie. Relents fangeux des couperets au-dessus desquels ricanerait un Artaud. Mais au fait Jehan, d’où tiens-tu le titre ? Serait-ce de Paul Verlaine ? Rivolvita – un peu comme un révolver que l’on retourne sur soi pour se « brûler la gueule » ?
Jehan Van Langhenhoven, Rivolvita! éd. L’Harmattan, 10 € Disponible à la librairie Publico.
Il est grand temps de rallumer les étoiles
Ah ! Oui, il est grand temps de rallumer les étoiles. Vous n’avez pas encore lu ce petit bijou ? Alors, précipitez-vous chez votre libraire préféré. Trois femmes, jeunes filles admirablement humaines et pleines de ressenti. Anna, la quarantaine bien entamée, la mère surendettée et agoraphobe. Chloé, 17 ans, la grande sœur au grand cœur qui ne sait plus comment s’y prendre avec les garçons. Lily, douze ans, la petite sœur filoute qui confie sa vision magique des choses à Marcel, son journal intime. Mais que faire quand un beau jour, tout déconne et se met à partir à vau-l’eau ? Quand en compensation de quinze années de bons et loyaux services dans son resto, votre patron « tête-de-con » vous donne une enveloppe pour que vous dégagiez et vous remplacer par sa poule ? Quand les huissiers ne cognent même plus à votre porte, mais entrent sans y être invités ? Quand le proviseur du lycée de vos filles vous convoque pour vous dire que c’est la cata ? Oui, quoi faire ? Payer ses dettes et avoir trois mois de sursis pour retrouver un job ? Ou bien écouter votre grand-mère en Ehpad qui vous suggère de fuir et de prendre la tangente pour laisser vos enfants « rallumer les étoiles » - selon les mots de Guillaume Apollinaire ? Avec de tels ingrédients, un auteur n’aurait que l’embarras du choix. Soit écrire un livre tragique. Soit un livre tragi-comique. Virginie Grimaldi a choisi la troisième voie : un livre comique tout court. Comique mais aussi vivifiant et poétique. Chacune des trois protagonistes s’exprime à tour de rôle dans leur franc-parler le long de courts chapitres. Plus qu’un régal. Plus que le goût d’une madeleine retrouvée. Le goût de l’instant et celui du « perlimpinpin », comme le chantait Barbara.
Virginie Grimaldi, Il est grand temps de rallumer les étoiles, éd. Le livre de poche, 7,90 €. Disponible à la librairie Publico.
La nouvelle série de Contrelittérature
Alain Santacreu nous a fait parvenir le deuxième numéro de la nouvelle série de la revue Contrelittérature. Il se compose des textes d’une dizaine d’auteurs.
Dans Du silence d’une civilisation à venir, Thibault Isabel nous donne sa version des trois maladies à son sens responsables de la fanaison de l’Occident. Le matérialisme, l’anomie et la virtualisation.
Dans Cette chère vieille Europe, Françoise Bonardel se demande ce qu’est devenue l’Europe oubliée des Bernanos, Saint Exupéry et Camus ?
Dans Se libérer du mythe du Graal, José Dupré propose de revenir sur le mythe du Graal et sa signification. Profaner le Graal d’Alain Santacreu, ou comment la subversion capitalistique de l’esprit chrétien est née au sein même de l’église romaine ? Avec en toile de fond Walter Benjamin et Gustav Landaeur.
Dans une interview, Transpoésie de la femme double, Arta Seiti expose sa conception de l’écriture poétique transdisciplinaire.
Sur le même thème dans Attitude transdisciplinaire, Pompiliu Cracuinescu nous parle des œuvres de Stéphane Lupasco à contre-courant de la technoscience homogénéisante.
Poésie sur la Talvera, deux poèmes de Sylvain Fabre-Coursac.
L’argent, une monnaie comme une autre ? de Georges Lapierre, une réflexion sur l’argent et le lien entre la naissance de l’Etat et l’activité marchande.
Dans Les beaux jours finiront, Renaud Garcia nous parle d’effondrement, d’écologie et d’anarchisme.
Enfin, dans Ecologisme contre l’Etat, Frédéric Dufoing nous rappelle qu’on ne peut pas faire du socialisme ou de l’écologie dans un cadre institutionnel et libéral.
En fin de volume, on retrouve une présentation de ces dix auteurs. Une revue littéraire pas comme les autres. Contre-littéraire ?
Revue Contrelittérature n°2, 151 p., 11,5€. Disponible à la librairie Publico.
PAR : Patrick Schindler
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