Le rat noir est "in" pour ce mois d’août
Pour commencer ce mois d’août, encore et toujours : la Grèce ! Trois auteur.es, trois histoires : Loxandra de Maria Iordanidou ; Destins brisés de Dinos Christianopoulos et Heureux soit ton nom de Sotiris Dimitriou. Petit saut en Roumanie avec cinq extraits des Poésies de Mihai Eminescu. Deux romans de Virginia Woolf : Orlando et Mrs Dolloway. L’Asie, avec Mon enfance au Siam de Kumut Chandruang. Lisbonne et le Requiem d’Antonio Tobucchi. Redécouvrir L’Usine-L’excès de Leslie Kaplan. Pour terminer, une délicieuse fiction : Le petit polémiste de Duran Cohen et quelques pas avec Antonin Artaud, par Ilios Chailly …
« Les historiens grecs n’admirent que leur propre histoire, et les historiens romains n’exaltons que les temps anciens et nous ne nous soucions que peu du passé récent ». Tacite.
Maria Iordanidou : Loxandra
Loxandra s’épanouit alors pleinement dans cette vie toute vouée aux autres, mais aussi en préparant avec soin une cuisine raffinée, art qu’elle maitrise parfaitement et qui est son « grand kif » ! « Mets donc un peu de gras dans tes entrailles ! Tu as le cul béant à force d’être maigre. Tas peur de péter ton âme », lance-t-elle, avec son franc-parler naturel, à une de ses nièces un peu chochotte… Loxandra a une seule devise « Pour heureux, il faut savoir se contenter de peu » !
Ceci n’est pas un vain mot pour une femme active comme elle. Infatigable, elle doit aussi faire avec les rites et croyances pratiquées dans le quartier des Rommii de Constantinople, replié sur lui-même. Celui des Grecs orthodoxes de l’Empire byzantin qui ne sont pas tous, forcément, grécophones et doivent vivre en bonne harmonie avec les autres communautés. Quartier où vivent libres et prospèrent les chiens sauvages, sous la protection du Sultan. C’est aussi là que nous allons faire connaissance avec les petits plaisirs de Loxandra. Plaisirs de bouche, joie du Hammam et petite vie secrète, entourée d’enfants et d’animaux. Mais aussi avec ses peurs des incendies permanents, des tempêtes et des Musulmans (les quelques agressifs), des mauvais esprits et des fantômes.
Les années vont ainsi doucement s’écouler autour d’elle, malgré ses soucis, ses filles à marier, ses morts à veiller et ses fils et beau-fils alcooliques à surveiller !
Peu intéressée par la politique, elle va cependant traverser une bonne série de drames. Guerre d’indépendance crétoise ; guerre Russo-turque ; massacre des Arméniens, etc. Bref, le contexte explosif de ces premières années 1900, « où les grandes puissances européennes ne pensent qu’à leur extension ». Et si un jour, pas fait comme les autres, poussée par les évènements (la guerre mondiale qui s’annonce), elle devait quitter son petit nid douillet et ses petites habitudes ? Saurait-elle le surmonter ? Saurait-elle s’adapter ailleurs ?
Loxandra : de magnifiques pages sur la poignante histoire des Romii de Constantinople.
Dinos Christianopoulos : Destins brisés
Mais Dinos Christianopoulos s’en distingue quelque peu, notamment par son recueil Destins brisés, pour la première fois, traduit en français. Et ce, « à travers des personnages très divers qui incarnent la différence, le décalage et le malaise de vivre ».
La première de ces petites nouvelles, Monsieur Garyfallos, est toute en non-dits. Son héros, un ancien militant socialiste emprisonné « tente envers et contre tout après sa libération, de retrouver un peu de sens à sa vie ». Il monte une petite affaire de textiles et embauche un jeune employé de dix-huit ans, joli garçon, au charme étrange. La cohabitation commence sous les meilleurs hospices, mais …
Dans Les petites garces, le narrateur de la nouvelle s’apprête à recevoir la visite de son ami de régiment, excellent danseur de Rebetiko [note] . Crâne, il compte bien briller auprès des jeunes filles de l’entourage de son ami. Mais ce dernier, n’a en fait, que de vagues connaissances féminines. Alors, comment faire illusion devant son copain ?
Dans Vacances à Athènes, le narrateur se fait toute une joie de retrouver ses copains d’armée. Mais, ces derniers sauront-ils répondre à ses attentes de gestes d’amitié et d’ancienne complicité ?
Le Témoin de Jéhovah est une nouvelle très touchante. Elle démarre le jour de la visite devant le médecin militaire « ça puait l’odeur des pieds et des vêtements désinfectés ». Le narrateur se retrouve recalé la nuit, dans un recoin de la piaule, à côté d’un garçon blond aux yeux bleus et à l’air évangélique. Mais ce dernier va vite devenir le souffre-douleur du régiment. Pour quelles raisons ?
Nous sommes toujours à l’armée dans la nouvelle suivante. Son héros s’y trouve en compagnie de de Chilios, « un type sympathique avec une légère malformation à l’œil. Il était montreur d’ombre et faisait avec son père, le tour des quartiers du Pirée en jouant Karaghiotis (le héros traditionnel grec) ». Que peut bien faire l’armée avec un tel spécimen ?
Suit, l’histoire de Photis, « cuisinier hors-pair du bataillon », ce qui ne sera pas sans lui attirer autant d’admiration que de jalousies de la part de l’encadrement et de ses collègues.
Suit, l’histoire de La Capitaine. Agée de 47 ans, celle-ci a déjà eu deux maris, deux garçons, lui restant, trois filles à marier. Ci-fait, que va-t-elle bien pouvoir faire d’elle-même ?
Suit l’histoire de Rosa Eskenazi, « célèbre chanteuse des années d’avant-guerre », mais celles-ci passées, que lui réserve son destin ?
Enfin, Hippodides, la dernière nouvelle du recueil met en scène un garçon amoureux de Rebetiko. Il est en principe le favori d’un seigneur et promis à épouser sa fille, mais pour atteindre son but, la danse suffira-t-elle ?
Petites histoires, petits drames de tout un petit monde, aujourd’hui disparu.
Sotoris Dimitriou : Heureux soit ton nom
Telle est la situation, tandis que les Tchamidès (albanophones musulmans) après avoir collaborés, sous l’occupation avec les Italiens puis Allemands, saccagent les villages épirotes suspectés de soutenir les résistants grecs. Ces derniers répliquent. Leurs familles réclament de quoi manger, alors que les hommes sont partis. Tels, avec les partisans, tels, en Amérique ou en Australie. Seuls femmes et gamins sont restés sur place.
Alexo, sa sœur Sofia et quelques autres femmes décident de réagir et d’aller vendre ce qui leur reste (tissages, un peu de vaisselle), dans les villages peuplés de Grecs, de l’autre côté de la frontière. La petite troupe part sur les routes, ou plutôt les chemins.
Récit en trois chapitres et à trois voix (celles d’Alexo ; de sa sœur Sofia puis de son petit-fils, Shpejtim). Tous s’expriment dans la langue dialectale épirote (démotique), aujourd’hui éclipsée et traduite par Marie-Cécile Fauvin.
C’est dans un style simple qu’ils nous racontent tout-à-tour, la peur, la faim, les poux, la pluie, le froid et les viols vécus durant le voyage, toujours plus loin vers l’ouest. Mais fort heureusement aussi, l’espoir, la tendresse, les rires et les chansons naïves ou nostalgiques de la petite tribu, même au plus fort de la détresse. Ceci dans une Albanie, encore truffée de soldats allemands en déroute. Quand, à bout de force, les femmes décident d’opérer un demi-tour, certaines d’entre-elles refusent. Notamment Sofia, la sœur d’Alexo qui, malade, reste chez une cousine.
Arrivés au tiers du livre, c’est elle qui reprend la plus et nous raconte les premiers jours d’une Albanie qui, devenue communiste, accueille les rescapés de la guerre civile grecque. Elle va nous raconter ses années passées en vase clos, entre intoxication idéologique et fanatisation de la jeunesse.
Histoire d’une Albanie méconnue et dont on ne sortira que dans la troisième partie, cette fois-ci, sous la plume de Shpejtim, le petit-fils de Sofia, après la chute du régime autoritaire et son effondrement entre 1988 et 1991. Mais quelle sera le destin du jeune-homme en Grèce, une fois la frontière passée ?
Roman des plus marquants de la littérature grecque d’après-guerre et véritable exploit linguistique. Incontournable.
Mihai Eminescu : Poésies
Morceaux choisis dans Poésies (éd. Non-lieu, traduction du roumain Jean-Louis Courriol). Echos des voix d’un Verlaine et autres romantiques, de ses contemporains ...
« Ah ! Que de fois me suis-je dit : remets ta lire au clou, la poésie tords lui le cou, la solitude, ça suffit ! »
« Effleure de tes cils mes paupières fermées et je frissonnerai des étreintes passées, ô mon amour perdu, à jamais adoré »
« Si les étoiles font glisser au fond du lac leurs lueurs, c’est pour dérider mes pensées, c’est pour apaiser ma douleur »
« De toutes les fleurs qui éclosent bien peu porteront jamais fruit. Elles frappent aux portes de la vie, qui pour la plupart, restent closes »
« Tes rideaux tremblent dans le vent comme ils le faisaient autrefois ; il n’y a que toi qui n’es plus là, toi qui plus jamais ne m’attends »
Kumut Chandruang : Mon enfance au Siam
En introduction de Mon enfance au Siam (éd. Globe, trad de l’anglais Marie-Armelle Terrien-Biotteau), Keneth T. Young nous livre l’originalité de ce récit qui raconte le quotidien d’un enfant siamois durant la première partie du XXème siècle. L’histoire également, de son père juge, issu d’un milieu privilégié et qui va faire découvrir à son fil, du fait de son métier, toutes les provinces siamoises.
La préface de Kumut Chandurang date de 1940 : « Je suis parti aux Etats-Unis pour étudier en 1933, mais des éléments malheureux frappèrent ma famille et depuis, ma vie n’est que lutte ». Il détaille ensuite les difficultés rencontrées pour écrire ses mémoires et insiste sur l’accueil parfois agressif qu’il a reçu de certains compatriotes thaïlandais, qui lui ont reproché « de décrire un style de vie primitif et arriéré, poussant le public anglo-saxon à nous déjuger ». Nous voici prévenus.
Le récit de Kumut commence alors qu’il a sept ans. Il se rend en famille, visiter la terre ancestrale, à l’occasion de la crémation de sa grand-mère. Fabuleux voyage en bateau dans une Thaïlande qui n’existe plus.
Il va ensuite nous raconter la vie de sa grand-mère paternelle, d’origine noble, chanteuse à la cour et escrimeuse de talent.
Il enchaîne sur l’histoire de son père qui, de la simple condition de garçon de ferme, s’est élevé à celle de premier juge à la seule force sa volonté, dans un Siam au temps où régnait encore l’esclavage et ce, jusqu’à l’heure de la modernisation et de l’occidentalisation. Une période charnière pour le pays.
Kumut se lance ensuite dans le récit de l’histoire de sa mère, d’origine chinoise et, de fil en aiguille, nous en arrivons à son enfance, à lui.
Il la passe, grâce à son père, dans une atmosphère très privilégiée, au sein de la famille royale et dans celle du vice-roi, protecteur des arts et de la musique.
Arrêtons-nous-là, afin de vous laisser découvrir la suite du récit, voué à la description de la faune et la flore de son pays, de ses innombrables dialectes, de ses fêtes traditionnelles, de ses tribus de thaïs primitifs, pénétrés de tabous et légendes et pratiquant une cuisine de réputation internationale « Où que nous allions nous autres, quoi que nous fassions, nous aimons par-dessus tout manger » !
Mais hélas, l’innocence et les belles années n’ont qu’un temps. Aussi comprendrons-nous à la fin du récit, pourquoi dans son préambule, Kumut Chandruang nous avait laissé entendre que « des éléments malheureux frappèrent bientôt ma famille ». Quoi faire alors ? Fuir ? Essayer de devenir un homme « sinon heureux, du moins : libre » ?...
Deux romans de Virginia Woolf : Orlando et Mrs Dolloway
Comme nous allons pouvoir le constater. Orlando reflétant en effet, les idées novatrices du temps. Un soupçon des conceptions révolutionnaires à la mode d’Albert Enstein (la relativité) ; un grain d’analyse sociologique, au goût du Temps perdu de Marcel Proust ; une pointe de L’Ulysse de James Joyce et ce, sous le regard de Sigmund Freud !
Mais l’on doit surtout à Virginia Wolf une ouverture en matière de genres. De plus, pour Jacques Aubert, « Orlando, le seul roman de Woolf d’où la mort est absente, peut être lu comme une suite imagée de la magnifique lettre d’amour que Virginia Woolf adressa à une de ses compagnes, Vita Sackville-West ».
Il convient de noter que le personnage d’Orlando, qui se situe aux confins de l’histoire et de la poésie, s’appuie cependant sur nombre de documents historiques et privés, tandis que ses aventures vont se dérouler sur plus de trois siècles ! Pour Virginia Wolf, peu importe puisque : « Les choses subsistent assez semblables à elles-mêmes pendant quelques deux cents ou trois cents ans, à part un peu de poussière et quelques toiles d’araignées » !
Le début du récit fait revivre les exploits des ancêtres aristocratiques d’Orlando, (inspirés de la famille de Vita Sackiville). Seule ombre au tableau : sa grand-mère éleveuse de vaches ! Nous arrivons au jour de l’an 1573, où la vieille reine Elisabeth Ière se rend au château de Krole (donné à la famille Sackville en 1756). Elle tombe en extase devant la grâce et la virilité du jeune Orlando, âgé alors de 16 ans. Une scène digne du langage cru utilisé au XVIème siècle en Angleterre : « La reine lui fit enfouir son visage dans son stupéfiant pot-pourri - elle n’avait pas changé de vêtements depuis un mois » … Pour service rendu, la reine offre à Orlando, non seulement « la jarretière royale », mais également le titre très convoité de favori. Ses aventures ne font que commencer. Orlando est un garçon sensible qui désire toucher à tout, autant à la poésie qu’aux amours vulgaires « ribaudes appartenant au clan de celles qui tous les soirs fourbissent leurs marchandises et les rangent bien en ordre sur le comptoir commun dans l’attente du plus offrant » ! Jusqu’au jour où arrive le « miracle » : la rencontre avec un être ambigüe qui va le marquer à vie. N’en disons pas plus, sinon « qu’une lame de couteau à peine, sépare le bonheur de la mélancolie ». Désillusion : amour quasi impossible qui va faire d’Orlando un exilé à la cour du Sultan de Constantinople, puis s’étant réveillé un beau jour, tout naturellement en femme, dans une tribu de gitans ! S’enchaînent ensuite, des périodes de catharsis coupées de hautes réflexions philosophiques.
Dans la seconde partie du roman, nous retrouverons Orlando (que Virginia Wolf hésita longtemps à appeler Orlanda après son changement de sexe), rentré en Angleterre, où elle fréquente les grands poètes et philosophes du règne de la reine Anne (les : Pope, Addison, Swift et autres Chesterfield) et ce, jusqu’au début des premières années du XXème siècle, la fin du cycle.
Orlando : roman à tiroir, écrit dans le style si enchanteur de Virginia Woolf, révolutionnaire pour l’époque. La féministe de se poser alors cette juste question : « A qui appartient la plus grande puissance, à l’homme ou à la femme ? Chez Orlando, c’était ce mélange de l’homme et de la femme, l’un l’emportant et ensuite l’autre, ce qui donnait souvent à sa conduite, un tour inattendu » …
C’est le moins que l’on puisse dire !
Tout simplement, pour jeter un regard neuf, sur cette peinture du Londres de l’entre-deux guerres. Londres la « So british », autant marquée dans la démarche de ses passants, que dans le vacarme assourdissant de la grande ville. Hommes-sandwichs et orgues de Barbarie de Bond Street. Et plus encore, dans les quartiers plus aristocratiques.
Tout au long d’une seule journée, Mrs Clarissa Dolloway, va observer et se délecter de ce spectacle permanent. Elle va tout passer au crible de la sensibilité de ses cinq sens, toujours à fleur de peau. Jusqu’à faire parler les arbres et les oiseaux. « Même les fleurs s’offraient à elle lorsqu’elle pénètre dans la boutique d’une fleuriste » !
Nous la suivrons aussi, ce matin-là, après avoir longuement hésité, à rendre visite à Peter, l’original qu’elle avait aimé avant d’épouser Richard, son mari, lui, bien installé au sein de sa classe sociale.
Histoire banale d’une femme banale de la haute société anglaise ? Non. Chez Virginia Woolf, rien n’est banal. Tout est matière à introspection « Pourquoi, se disait-elle, la moitié du temps, elle ne faisait pas les choses pour elle-même, mais afin que les gens pensent ceci ou cela, c’était complétement idiot » ! Car c’est là son gros problème. Elle pense trop, analyse trop, peine à s’abstraire des souvenirs qui se bousculent dans sa tête. Aussi, choisit-elle l’option de se glisser dans les peaux de tous les individus qu’elle croise, qui la fascinent. Imaginer leur vie, ce qu’ils pensent. Au tout venant. Calrissa passe sa vie à perdre son temps.
Ce qui est fascinant dans ce roman, c’est que partout où elle passe, son héroïne laisse tous les personnages qu’elle croise, se débattre avec leur conscience ou avec leurs malheurs. Et ce, en de longs monologues, certains superficiels, d’autres plus profonds qui abordent les questions essentielles de la vie, de la solitude de l’amour ou le désir d’émancipation. Bref : la comédie humaine !
La scène finale est une sorte d’apothéose qui éclate, tandis que ! Mrs Dolloway « tente d’être à la hauteur de son rôle de maîtresse de maison parfaite, et ce jusqu’à frôler la catharsis ». Pour quelles raisons ? A chaque lecteur, son interprétation. L’atmosphère de ce roman n’est pas sans faire penser aux paroles de la poignante Balade de Lucy Jordan, de Marianne Faithfull …
Dans les deux cas, nous restons libres d’en imaginer la fin !
Antonio Tobucchi : Requiem
A la suite d’un rêve prémonitoire, un poète (le narrateur), se rend au rendez-vous que lui a donné un de ses amis morts. Car il a deux questions transcendantales à lui poser. Ce qui va l’amener à croiser toute une galerie de personnages, les uns vivants, les autres morts, tous originaires de l’Alentejo.
Il arrive en avance au rendez-vous et s’assied, en sueur, dans un parc. Se succèdent alors devant lui, un junkie ; un vendeur de billet de loterie boiteux et fou de littérature ; un contrôleur de train cruciverbiste et nostalgique ; un peintre copiste qui « ne peint en gros que des détails », et enfin un chauffeur de taxi (sans licence) ... Mais pour aller où, puisque le narrateur ne le sait pas lui-même ? C’est en allant tout d’abord acheter une chemise aux puces qu’il va rencontrer une vieille gitane qui va lui annoncer qu’il n’échappera pas à son destin. Elle lui indique alors, le cimetière situé à côté !
N’en révélons pas plus, ce serait faire faux bond à l’imagination et au talent narratif d’Antonio Tabucchi. Car avec lui, tout est possible, même d’imaginer que le poète narrateur du récit puisse finir sa soirée avec Ferdinand Pessoa, l’écrivain portugais mythique et multiforme, en personne.
Leslie Kaplan : L’Excès-l’Usine
En neuf cercles qui entourent ce petit volume. Comme un reportage réalisé en de courtes phrases qui font irrémédiablement penser à celles de Marguerite Duras. Phrases pleines de bruits, d’odeurs. De pleins et de vides. De haines et de lumières.
« Quand on arrive devant une usine qu’on ne connait pas, on a toujours très peur. L’usine on y va. Tout est là. On y va. Avant d’entrer on boit un coup au café. On se regarde dans la glace au-dessus du comptoir. Autour, déployées et creuses, les choses matérielles. Nostalgie absolue d’une cour d’usine. Des bidons, des fils, des tôles sont empilées. Tôle, vous comprenez ? Le matin, on vient pointer. Trous de bruits partout. On monte une boîte à vitesse, on empaquète des biscottes. Il n’y a aucune image, jamais. On est là fragile, sans projet. Le chef est dans sa cage au milieu de l’atelier. Dix minutes de repos. On va aux cabinets. Eau malade des murs. On ne l’aime pas. Les sexes sont séparés. Il y a beaucoup de femmes noires en tabliers. Leurs enfants sont gris ».
Mots simples sortis du plus profond de l’être, de l’en dedans. A l’usine et après l’usine. Solitude pendant et après le travail. Même à plusieurs, même à deux « La jouissance est dure, transparente. Où est passé le goût ? On dort dans un cauchemar ».
A la fin du recueil, Marguerite Duras et Leslie Kaplan évoquent ensemble ce dernier. La première : « Je crois qu’on n’a jamais parlé l’usine comme vous le faites. On l’a dit, remarquablement, avec Robert Linhart dans L’Etabli, mais différemment, pas comme une femme, pas comme de votre façon, je dirais mallarméenne ».
Certes, à l’époque de l’interview, en 1986, Duras n’avait évidemment pas eu l’occasion de lire A la ligne, feuillets d’usine de Joseph Ponthus, ni Le travailleur de l’extrême d’Äke Anställning (certes deux hommes, mais tous deux parlant de l’usine avec tout autant de justesse et tous deux évoqués dans de précédentes chroniques) !
Mais laissons le dernier mot à Leslie Kaplan quand elle répond à Marguerite Duras : « Au moment où j’ai commencé à travailler en usine, j’étais maoïste. En fait, j’ai commencé en janvier 68, avant les événements, c’était en rapport avec la révolution culturelle, la solidarité des intellectuels et des ouvriers. Mais en écrivant ce livre dix ans après, je ne voulais plus du tout de discours. Je voulais écrire très peu de choses, mais que ce soit ça. J’ai fait l’expérience exactement de ça. D’une séparation nécessaire, de ce pas de côté. Pour dire l’irréalité absolue de ce réel ».
Un petit texte de Maurice Blanchot conclu le volume, intitulé L’Excès-L’Usine ou l’infini morcelé, dont le thème n’est pas sans rappeler la démarche picturale d’un Paul Cézanne.
Qui a osé dire que la « grande littérature prolétarienne » n’existait pas ?
Ilan Duran Cohen : Le petit pessimiste
En effet à cette époque avancée, la société française, très contrôlée, s’est encore un peu plus compartimentée, lus calibrée.
Alain Colong, lui, appartient à la catégorie des individus de « bas étages ». Petits grains de sables « cependant utiles, dans une société où l’algorithme est devenu tout puissant et la nostalgie et le suicide, sont prohibés ». Où un individu ne doit pas sortir des critères et quotas « anti-stigmatisants », imposés en matière d’écologie, de sexualité, de racisme, respect des personnalités animales, etc. C’est le règne du politiquement correct social, à respecter sous peine de voir son « mapping » perdre des points.
Or, le dérapage machiste d’Alain Colong va lui faire tout perdre d’un coup et le faire devenir persona non grata. Du jour au lendemain, rejeté par tous (famille, amis, collègues) et partout, en tant que « personne récalcitrante et non recyclable ».
Sa famille, parlons-en. Une mère castratrice et névrosée et un frère, lui, « politiquement correct », puisque marié, père de deux enfants et en transformation de genre « ce qui suscite l’admiration générale. Moi, elle m’emmerde, [commente Alain Colong] » !
Nous allons suivre tout ce petit monde hétéroclite, qui va révéler sa face cachée, durant le long procès qui va être intenté à Alain Colong. L’occasion aussi de découvrir un autre personnage haut en couleur, caché sous la robe de son avocate ! Délire assuré. Un roman d’anticipation sociétale aussi délicieux qu’un acte de désobéissance civile ou qu’un pas de côté !
Ilios Chailly ; Écho Antonin Artaud (n° 2)
Les lecteurs du Monde libertaire connaissent déjà Ilios, notamment pour sa biographie Artaud l’anarchiste courroucé, publié aux Editions Libertaires et souvent interviewé sur Radio libertaire, dans l’émission Ondes de Choc, de Jehan Van Langhenhoven.
Dans ce nouveau numéro, Ilios Chailly retrace par petites touches, la vie et l’œuvre d’Artaud, « cet esprit le plus audacieux du 20e siècle ». Sa revue se veut « un espace de dialogue ouvert, destiné à toutes et tous, mais aussi aux auteurs et chercheurs talentueux qui ont du mal à publier leurs découvertes ».
Elle est disponible gratuitement, sur ce lien : echoantoninartaud@outlook.fr.
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1 |
le 8 août 2023 18:16:57 par Michèle V. |
Joli cadeau que cette photo de 62... Tabucchi, je connaissais deux de ses textes, mais pas Requiem. Merci Patrick et surtout passe à l’ombre en attendant des jours et des nuits moins brûlants. Au fait, inclusive ou pas ? Il faudrait écrire brulant.es, eh eh ! Je conchie ces entourloupettes et continue de faire ma route de femme sans complexe. Bisous.
2 |
le 15 août 2023 18:00:05 par Patricia Poiré , lectrice assidue |
Cher Rat noir de la Bibliothèque, _
Merci pour tous ces ouvrages à découvrir pendant les vacances.
Commentaire après lecture, à suivre ! _